Voici une interview de Christopher Schoch sur les pratiques collaboratives dans les entreprises françaises, suivie d’un article détaillant les paramètres spécifiquement français à prendre en compte lors de la mise en œuvre d’une démarche d’émergence.
Les Paramètres Culturels de l’Approche Collaborative
par Christopher Schoch, architecte social, conseil en stratégie et organisation
Les démarches collaboratives telles que Forum Ouvert, Future Search, World Café , et Real Time Strategic Change sont toutes plus ou moins fondées sur un certain nombre d’hypothèses implicites. Nous avons pu en dénombrer aux moins quatre : les idées des uns et des autres sont d’une valeur égale ; la spontanéité est un meilleur guide que la planification ; chacun s’exprime en tant que personne et non pas à partir de son rôle social ou hiérarchique ; un groupe est capable de s’auto-réguler sans la présence d’un animateur.
En effet les participants à ces différents événements témoignent souvent que ce sont précisément ces aspects là qu’ils apprécient le plus, car ils le trouvent peu voire pas du tout dans le cadre de leurs entreprises. L’approche collaborative favorise la liberté d’expression et la libre circulation des idées, alors que le cloisonnement et l’autocensure sont encore de mise dans les entreprises. Pour pratiquer une approche collaborative dans le cadre d’une entreprise, il faut l’adapter à la spécificité de sa culture et créer des espaces d’émergences cohérents avec l’architecture sociale, dans laquelle les idées puissent s’exprimer et circuler librement.
Réalités culturelles françaises
Alors quelles sont les réalités culturelles spécifiques à nos entreprises françaises qui peuvent servir de freins à l’approche collaborative et dont il faut tenir compte ?
D’abord il y a la réalité des frontières : aucune entreprise ne fonctionne sans limites qui la définissent socialement, culturellement, et légalement. On va dépenser des sommes considérables pour recruter des candidats à l’emploi en fonction non seulement de leurs compétences, mais de plus en plus, aussi pour leur compatibilité avec les valeurs de l’entreprise. Une fois embauché, la nouvelle recrue devra passer par un rite initiatique qui s’appelle l’orientation pendant lequel il devra non seulement apprendre tout ce qui est explicite par rapport à son poste, mais également les codes implicites qui régissent les rapports sociaux. Il faudra du temps, surtout dans une entreprise française, où beaucoup de vérités restent implicites ou non dites, avant de se sentir bien ou à sa place. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’appartenance : la nouvelle recrue, une fois passé la période d’orientation, « appartient » légitimement à l’entreprise. Dans le système de représentations françaises, où l’entreprise est vécue comme une extension de la famille, cette appartenance sous entend une loyauté au corps social que constitue l’entreprise. Ce contrat social lie l’employeur au salarié de manière beaucoup plus significative qu’une entreprise américaine ne serait lié à ses collaborateurs. Ici l’injonction de “ne pas cracher dans la soupe” prend tout son sens et sert d’inhibition à tous ce qui pourrait être vécu comme une critique du système dont tous sont dépendants.
Ensuite il y a la particularité française du statut des cadres et des cadres dirigeants. Selon l’étude de Hofstede (1) la France figure parmi les pays européen qui donne le plus de libre arbitre à ses leaders dans l’exercice de leur pouvoir. Ceci signifie qu’on attend de nos cadres qu’ils se comportent comme des patrons et prennent le pouvoir qu’on leur donne. Combien de cadres scandinaves, néerlandais, ou anglais ont éprouvé des difficultés à se faire accepter par leurs collaborateurs français aux yeux desquels ils étaient trop moux, ou pas assez affirmés. Un client allemand qui s’est trouvé promu à la direction d’une filiale française m’a confié combien il avait été surpris de voir combien on attachait du poids à son avis sur toutes sortes de sujets, alors qu’on Allemagne on pratiquait beaucoup plus la collégialité. Il est vrai aussi que les cadres français portent le poids d’une responsabilité culturelle plus lourde que leurs collègues outre Rhin, ou outre Manche. Si on demande plus à nos cadres, on leur accorde aussi un certain nombre de privilèges.
Par rapport aux démarches collaboratives et aux hypothèses implicites mentionnées plus haut, il est clair qu’en France on ne croit vraiment pas que les idées d’un employé puisse avoir le même poids que celles de quelqu’un qui est assimilé au statut de cadre. En France, il n’y aura pas de consensus autour de l’idée d’empowerment (concept qui a du mal à se traduire en français)- c’est-à-dire autour de l’idée que chacun doit se sentir responsable du devenir de l’entreprise. Rassembler tout le monde, cadre comme non-cadre, sous un même toit, ou d’un même chapiteau reste encore l’exception en France.
Enfin le dernier frein que je souhaite aborder est celui de ce qu’ Hofstede qualifie de L’Évitement de l’Incertitude. Il s’agit de la tendance à éviter les situations ambigües tant au niveau intellectuel que social. Sur ce point la France rejoint son voisin allemand, en se démarquant des anglo-saxons et des scandinaves qui sont beaucoup plus à l’aise avec l’ambigüité. Par exemple, pour un français, parler spontanément devant une assemblée est vécu comme un exercice périlleux, tout comme l’idée de s’exprimer devant des personnes qu’il ne connaît pas. En pareilles circonstances il se sentira mal à l’aise de traiter un sujet s’ il n’a pas la qualité d’expert.
Mettre en place une structure d’émergence
Au sein des entreprises françaises ces freins existent, mais de plus en plus de jeunes français sont à l’aise avec l’approche collaborative. En fait beaucoup d’entre eux ont une expérience de la Californie, ou des pays scandinaves ou ailleurs où la pratique est plus courante . Ça ne veut pas dire non plus que tous les cadres français ont la même attitude par rapport à l’intégration de leurs collaborateurs dans les processus de décision. Si certains d’entre eux éprouvent de grandes réticences , d’autres sont ouverts à l’idée. Cependant en évoquant l’influence de la culture on parle plutôt de normes qui agissent collectivement sur le fonctionnement d’une même entreprise. On peut tout à fait mettre en place une structure d’émergence qui tienne compte des attributs culturels, pour que les participants puissent expérimenter les avantages de l’approche collaborative sans avoir l’impression d’être en rupture avec la culture d’entreprise qu’ils portent comme référentiel, ou enveloppe de valeurs communes(2).
Si, dans une entreprise française, il peut exister des freins culturels aux approches collaboratives, il existe aussi certains attributs de son enveloppe culturelle qui peuvent servir de levier à ces mêmes approches collaboratives. Il s’agit de l’amour du travail bien fait (3); d’un sens poussé de l’esthétique ; d’une forte notion de loyauté au groupe d’appartenance ; d’une créativité spontanée face aux problèmes; et d’une capacité à intégrer la complexité. Tout ces facteurs ont joué chaque fois que j’ai pu introduire avec succès une démarche collaborative au sein d’une entreprise française. Mais l’enjeu le plus sensible d’une démarche collaborative en France reste l’intégration de l’encadrement. Avant d’inviter les couches successives de l’entreprise à l’expérimenter, il faut non seulement l’adhésion des cadres dirigeants, mais ils doivent également favoriser un changement de leur rôle . Il s’agit de devenir coach et facilitateur pour leurs collaborateurs. Il s’agit alors d’un apprentissage à l’élargissement du cercle de décision et d’une redéfinition de ce qui constitue la stratégie, qui ne doit plus être le domaine d’un nombre restreints de « stratèges » qui seuls détiennent les informations sur l’évolution de l’environnement. A défaut de cette redéfinition, les chefs d’entreprises risquent d’apprendre soudain que le roi est nu, alors que tous les autres le savent depuis longtemps.
Le nécessaire équilibre entre intelligence collective et atouts culturels
La stratégie redéfinie devient un processus dans lequel l’intelligence collective apprend à s’adapter en permanence aux opportunités d’un environnement complexe et en mutation. Dans cette perspective, être cadre en France comportera de nouvelles exigences : alimenter et entretenir l’intelligence collective et maintenir un équilibre entre conserver les attributs clés de la culture qui fait de l’entreprise un leader et laisser émerger les courants porteurs de changement. C’est de cet équilibre que dépendra la capacité de l’entreprise à augmenter son potentiel de innovation dans la création et la livraison de la valeur à ses clients, collaborateurs et autres partis-prenantes.
(1). Geert Hofstede realisa en 1971 une vaste étude des influences de la culture nationale sur les attitudes au travail qui jusqu’à ce jour sert de référence pour les sociologues et anthropologues. « Cultures et Organisations, » Harper Collins, 1984.
(2) Ce terme appartient à Vincent Lenhart, voir « Manager Porteur de Sens »
(3) Voir Philippe d’Irribane, « La Logique de l’Honneur», Editions du Seuil , 1989
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