Interview de Meryem Le Saget
Je rencontre Meryem en milieu de journée, pile me dit-elle dans sa phase de creux : après l’horaire compatible avec l’Asie et avant celui compatible avec le Brésil et les Etats-Unis. Ouf ! En quelques instants, nous avons réussi à faire le tour du monde et à nous poser autour d’un café, devant la réédition du Manager Intuitif ((1)), remanié en profondeur pour l’occasion. Détail de taille : le sous-titre s’intitule « vers l’entreprise collaborative ». Me voilà donc à lui poser des questions, en vrac, en réaction à la lecture de son livre.
La qualité dans son principe est anti-mécaniste
Dans le deuxième chapitre Manager Intuitif, tu commences par rappeler les 14 principes de Edward Deming, le père de la qualité totale, dont on oublie trop souvent qu’il exhorte à se débarrasser du management par les chiffres et les objectifs. Il incite notamment à retrouver le leadership et le » droit pour les ouvriers à la fierté de leur travail ». En quoi cette approche est elle encore pertinente aujourd’hui et quels liens a-t-elle avec l’entreprise collaborative ?
Dans les années 50, les méthodes de qualité étaient très quantitatives. L’innovation de Deming, la raison pour laquelle d’ailleurs il est parti au Japon faute de pouvoir être entendu aux Etats-Unis, a été de dire que l’état d’esprit est plus important que les chiffres . Cinquante ans plus tard, on peut transposer à l’identique : les méthodes de Qualité Totale, si elles ne reposent que sur les chiffres et les procédures, vont à l’inverse de l’effet désiré. Elles rendent les gens bêtes. Aujourd’hui, l’entreprise dispose d’outils de mesure ultra sophistiqués, et on ne reviendra pas en arrière. La question qui se pose est la même qu’en médecine : le médecin qui dispose d’un arsenal d’outils de mesure doit-il se baser uniquement sur les analyses pour soigner et aider le patient à être en bonne santé ? On ne va pas enlever les outils de mesure, ils sont utiles, mais au service de quoi ? Cela rejoint la question du sens, qui est la question fondamentale pour l’entreprise. J’ai par exemple entendu un manager dire à un autre « qu’est-ce que ça m’apporte de travailler avec toi par rapport à mes objectifs ? ». Soyons francs, dans un tel système, la collaboration n’apporte pas toujours quelque chose à l’autre ! Mais elle peut apporter beaucoup au client. Dans son principe, la qualité est anti-mécaniste : elle raisonne de façon systémique. Si on découpe tout en rondelles, on croit être plus affuté, mais en réalité on fait du dressage, au lieu de faire appel à l’intelligence collective.
Deming est toujours d’actualité : au lieu de tout découper, l’ensemble doit être bien fait dès la source, et pour cela, n’importe quel collaborateur doit avoir le sens de là où on va ensemble, et de la valeur crée pour le client.
Aujourd’hui, la tendance est d’utiliser ces méthodes pour créer des processus et déterminer de nouvelles façons de travailler ensemble. C’est la quête de l’intelligence collective
Entreprise collaborative et vision partagée
Au fait, Comment en es-tu arrivée à t’intéresser à l’entreprise collaborative ? Que fais-tu autour de cela aujourd’hui ?
Je m’intéressais aux évolutions des tendances du management, je dirigeais l’Institut de l’Expansion, j’organisais des conférences et des séminaires de management pour les dirigeants et chefs d’entreprise lecteurs de nos magazines. J’allais donc voir ce qui se faisait de mieux pour les leaders, notamment à l’étranger. J’étais orientée vers la prospective, le management du futur. Je me suis rendue compte d’un point commun à toutes les nouvelles manières de faire : il y avait un équilibre entre les méthodes 100% rationnelles et les méthodes intuitives. Ce qui m’a marqué c’est que cela donnait l’impression d’une tendance de fond. J’ai creusé : qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Qu’est-ce que cela donne pour l’entreprise de demain ? Je me suis particulièrement intéressée aux méthodes de transformation en grands groupes, comme le Forum Ouvert, le World Café, l’Appreciative Inquiry ou Future Search, qui mettent le « whole system in the room ((2))».
Au départ, chaque cabinet, chaque « gourou » développait sa méthode personnelle. J’ai eu la chance de me former directement avec les fondateurs des différentes méthodes d’intelligence collective. Puis les méthodes se sont enrichies les unes les autres, par fertilisation croisée. Vingt ans plus tard, on sait quels sont les principes communs ((3)), comment ça fonctionne et pourquoi. Utilisées lors d’un grand événement par exemple, un grand moment conçu comme une immense fête, elles apportent, grâce à l’émergence, des transformations inédites. Mais le soufflé retombe : conçues comme des événement ponctuel, elles ne modifient pas les principes fondamentaux de l’entreprise. L’entreprise a en effet une capacité à se distraire de temps en temps, puis à revenir à sa situation initiale. Aujourd’hui, la tendance est d’utiliser ces méthodes pour créer des processus et déterminer de nouvelles façons de travailler ensemble. En France on n’y est pas encore mais on s’y achemine. C’est la quête de l’intelligence collective : les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle Zélande, l’Allemagne, les pays du Nord sont bien plus avancés que nous dans ce domaine.
En France, où en est l’entreprise collaborative d’après toi ?
Chez nous, beaucoup d’entreprises sont encore mécanistes, certaines se dynamisent avec des événements collaboratifs, quelques unes vont essayer de créer une culture de collaboration.
Cependant, en France le terrain est très favorable car nous sommes culturellement les rois de la débrouille, de l’auto-organisation. Le « whole system in the room » est assez proche de la culture latine que les écoles de management et d’ingénieurs se sont efforcées de rationnaliser. Mais dès qu’on montre que mettre le « whole system in the room » va apporter plus d’efficacité, le côté « ingénieur » se relâche et les gens y sont favorables. Les entreprises ont encore peu de pratique, donc le scepticisme est facile. Avec les entreprises de taille moyenne, c’est tout à fait jouable. Les grandes entreprises françaises sont restées très centralisées et mêmes lorsqu’elles se sont internationalisées elles sont encore très françaises au niveau de leurs Conseils d’Administration. Comme dans les grands corps d’Etat, elles sont plutôt résistantes et sceptiques. Cependant, dès qu’on descend au niveau des divisions, les leaders sont pragmatiques et réalistes : ils savent qu’ils n’ont pas toutes les solutions et sont prêts à donner la parole à ceux qui détiennent un morceau de l’information pertinente.
Cependant, ces interventions nécessitent beaucoup de professionnalisme, qui manque encore souvent. Lorsqu’un leader qui dirige une entreprise de 20000 personnes se pose des questions, il a le droit d’acheter une certitude de résultat et au lieu d’écouter un consultant qui lui propose d’ « oser lâcher prise !». J’ai vu un Forum Ouvert de 600 personnes fait par un consultant qui avait pour seule expérience le fait d’y avoir participé une fois. L’intervention en grands groupes nécessite autre chose que des boys scouts animés de bonnes intentions ! Ce type de consulting est exigeant, il faut connaître de nombreux domaines pour avoir les choses relativement sous contrôle. Quand le « fit » se fait, cela donne des résultats extraordinaires !
Que fais-tu le plus aujourd’hui avec les entreprises ?
Je fais des visions partagées et du consulting sur la transformation d’entreprise. Pour accompagner de grands changements, mon approche est d’utiliser des méthodes participatives ou collaboratives, et quand cela s’y prête, de créer ensemble une vision.
[cudazi_quote source= »]Plus on est responsabilisé et auto-organisé, ce qui fait gagner un temps fou, plus on a besoin de boussole pour aller au même endroit.[/cudazi_quote]
Pourquoi une entreprise qui veut devenir collaborative devrait-elle travailler sa vision ?
Collaborer, c’est travailler ensemble pour produire un résultat. Lorsque chacun s’est approprié ce qu’on fait tous ensemble, il a compris le terrain de jeu et peut y jouer au mieux. Tout le monde est responsabilisé ! Plus on vise l’auto-organisation, plus il faut partager la même vision et avoir la même boussole pour aller au même endroit.
Dans une entreprise pyramidale, c’est la direction qui se charge de la vision. Dans une entreprise collaborative, c’est la vision qui devient le guide. Autrement dit, c’est le projet qui devient le leader. De cette façon, chacun sait dans quel cadre prendre des initiatives. Ce qui fait gagner un temps fou ! C’est comme l’aimant qui attire la limaille de fer : la vision attire toutes les initiatives et donne de la cohérence, au lieu de laisser les services fonctionner en doublon ou s’opposer.
Chacun le sait bien : quand tu organises une fête de famille pour 50 personnes, soit tu fais tout tout seul, soit tu expliques en détail à un petit groupe de volontaires quelle genre de fête on souhaite faire, ce que l’on recherche et ce que l’on ne veut pas, ensuite on se distribue les rôles. Chacun saura alors en quoi consiste son rôle et ce qu’il peut apporter.
Dans ton livre, tu parles de vision et de visionning, pourquoi deux termes différents ?
La vision est davantage statique, elle représente le résultat de la démarche. Mais le plus puissant c’est la démarche pour y aller, l’action de co-créer la vision. En anglais on dit « visionning », le gérondif traduit l’action. En français, je le traduis par « démarche de vision partagée », dont chaque mot est important, et dans laquelle le terme « apprenant » est sous-entendu.
Dans sa version la plus simple, on peut aider une équipe dirigeante à formuler sa vision en deux jours de séminaire. En ce qui me concerne, je pratique le « deep visionning », la démarche de vision profonde, qui emmène le groupe dans un voyage d’apprentissage. Il va tout explorer : ses forces, ses faiblesses, ce qu’il veut faire, comment il veut se démarquer etc. Nous travaillons sur la durée : selon la taille de l’entreprise, on peut mettre plusieurs années à faire émerger la vision collective, le temps de piloter ce processus remontant. Tous les participants sont engagés dans la démarche et la transformation est profonde car chacun apprend de ses explorations avec les autres et a parcouru au final un cycle complet de vision stratégique. Il en ressort comprenant son environnement, les attentes de ses clients, les meilleurs moyens d’innover et de se démarquer. Il est fier de la vision collective co-créée et est tout à fait conscient de son rôle dans la mise en œuvre.
[cudazi_quote source= »]La vision partagée s’appuie sur un leadership fort et la croyance que l’intelligence est celle qui est en contact avec le client.[/cudazi_quote]
Quels sont les pré-requis pour s’engager dans une démarche de vision partagée ?
Il faut d’abord un leader qui en ait envie et qui est déterminé. En effet, la vision partagée devra être incarnée par le leader, elle nécessite un leadership fort et clair, qui donne des permissions plutôt que des interdits.
Ensuite elle nécessite une croyance de fond : en responsabilisant les gens on obtient des résultats plus intéressants qu’en donnant des ordres. Certes, j’ai vu des patrons qui n’avaient pas cette croyance à la base, mais qui y venaient malgré tout en réalisant qu’ils ne pouvaient pas être partout. Avec un pouvoir très centralisé on peut néanmoins faire une vision partagée, le parcours tiendra lieu d’entrainement managérial à la responsabilisation des collaborateurs, mais le risque c’est la reprise en main soudaine, notamment si la démarche ne donne pas au dirigeant le sentiment que cela produit les résultats escomptés. Evidemment, interrompre une vision partagée est très démobilisateur pour tout le monde. En principe, une vision réussie transforme le management. C’est au consultant de rester vigilant : l’organisation doit être en mesure d’intégrer le processus proposé. Les résultats les plus intéressants évidemment s’obtiennent dans les entreprises qui pensent que l’intelligence n’est pas uniquement dans le Comité de Direction, mais partout : devant le client, dans les services, dans les conversations entre collaborateurs pour résoudre les problèmes etc.
Enfin il faut que l’entreprise ait déjà une certaine pratique de la participation ou de la collaboration. Sans pratique participative, le poids de l’expertise de la hiérarchie est tellement fort que même après un événement réussi, l’entreprise revient à son point d’origine. Cette pratique collaborative est fréquente dans les startups ou les toutes petites entreprises, car tout le monde se connaît et collabore spontanément. Mais dans les entreprises moyennes ou les grandes, il faut une pratique de la participation déjà en place, quelle que soit sa forme : projet d’entreprise, définition participative d’objectifs, ateliers qualité, travail sur les valeurs, etc. Sinon, la vision va se transformer en « grand machin » que l’entreprise n’a pas la maturité d’intégrer. La participation, c’est un muscle qu’on entraine !
Enfin, il faut travailler méthodiquement : intervenir auprès du patron d’abord, puis accompagner le comité de direction pendant plusieurs mois. Cela revient à dire : « nous voulons une vision, vérifions nos certitudes et notre détermination en comité de direction ». Je propose aussi au Comité de direction de faire une « vision à blanc » pour qu’ils produisent leur propre vision. Ils seront ensuite plus rassurés pour lancer la démarche dans l’entreprise ou auprès des managers et en même temps ils gardent toujours une longueur d’avance. Le système hiérarchique doit être sécurisé pour être en mesure de porter l’ensemble de la démarche. Ils apprennent à nager d’abord avant de se lancer dans le grand bain !
[cudazi_quote source= »]Le système hiérarchique doit se sentir sécurisé pour pouvoir porter la démarche.[/cudazi_quote]
Peux-tu nous en dire plus sur ta démarche de Vision Partagée?
En préalable, je commence par leur faire faire un état des lieux, une sorte de 360° pour l’entreprise entière. Les collaborateurs écoutent les parties prenantes : clients, fournisseurs, prospects, non-clients, client des concurrents, partenaires proches etc. Cela donne une bonne photographie des forces et de ce que l’entreprise sait faire aujourd’hui. On revisite son histoire, ce qu’on veut garder, ce qu’on veut changer. On explore ensuite le futur et ce qu’on capte déjà sur les 10 prochaines années c’est à dire les tendances de prospective et les signaux faibles.
Cela donne une très bonne compréhension de l’environnement et ses changements. C’est à ce stade que l’on peut co-construire la vision, par des grandes réunions de visioning utilisant les méthodes d’intelligence collective et permettant l’émergence d’aspirations collectives fortes.
Après le formalisation de la vision, souvent sous forme d’affiche détaillée, on travaille ensemble sur les axes stratégiques et les plans d’action locaux.
Cela revient à faire faire à chaque collaborateur un parcours de démarche stratégique. Cela modifie les façons de travailler de l’entreprise, la culture devient celle du partage. Les collaborateurs participent à la démarche avec l’envie de faire des choses différentes et de prendre des initiatives. Ils deviennent à la fois beaucoup plus ambitieux ET beaucoup plus réalistes. C’est l’image de l’élastique : tendu vers le haut (la vision) mais tenu par le bas aussi (la realité), il a de la souplesse !
En synthèse les démarches de visions participatives fonctionnent bien quand on a :
- Un patron déterminé
- Qui croit que l’intelligence est largement répartie dans son entreprise
- Avec un historique de participation fort
- Une continuité de management
- Et bien sûr la bonne méthode de visioning, correspondant à la culture de l’entreprise ou du pays et à la taille de l’organisation.
Meryem, as-tu une suggestion pour une entreprise qui souhaiterait se lancer dans une vision partagée?
Commencer là où cela va marcher, là où il y a déjà de la participation et un bon esprit de curiosité pour aller enquêter sur ce que pensent les clients, les parties prenantes. Cela peut commencer par un service, ou une division, puis cela fera peut-être envie à d’autres.
La vision partagée n’est pas une baguette magique, c’est une approche puissante mais elle requiert des leaders-facilitateurs, on ne devient pas danseuse étoile en un jour !
Ainsi, encore une fois, pas de baguette magique, mais une transformation en profondeur de l’ADN de l’organisation, voilà ce que peuvent apporter les démarches collaboratives !
Merci à Meryem pour ses histoires et Pessin , le complice de Meryem dans son livre, pour m’avoir donné l’envie d’illustrer l’article à sa manière.
(1) Meryem le Saget, Le Manager Intuitif : vers l’entreprise collaborative
(2) Tout le système dans la même pièce
(3) Parenthèse publicitaire personnelle : je développe ce point dans la formation « de l’événement au processus »