Par Christine Koehler et Elisabeth Martini
Accompagner des dynamiques en intelligence collective avec la posture de facilitateur : quelques repères pour un nouveau champ d’intervention dans les organisations
L’intelligence collective est une école de pensée
Les interventions en intelligence collective font partie d’une école de pensée qui part du principe que le modèle conceptuel « un problème-une solution » ne fonctionne plus dans un monde complexe. Dans ce monde en effet, il ne s’agit pas de découvrir « la meilleure solution » qui n’existe pas, mais un grand nombre de solutions qui vont interagir les unes avec les autres, s’entremêler et contribuer à la bonne santé du système en incorporant sans cesse ce qu’il y a de nouveau.
Comment en effet répondre aujourd’hui à des questions telles que « Comment éradiquer la pauvreté dans le monde ? » « Comment résoudre les problèmes liés au réchauffement climatique ? » mais aussi « Comment notre entreprise, notre groupe, notre organisation peut répondre aux demandes contradictoires et sans cesse en évolution de ses clients, de ses usagers ? ». Cette école prône l’implication du plus grand nombre sur le principe que la diversité et le partage des points de vues, des expériences et savoirs sont sources de richesse et d’innovation.
Mobiliser l’intelligence collective d’un groupe est d’abord une invitation à s’engager dans la transformation d’un système à partir d’une intention préalablement clarifiée ou d’une vision du futur. L’ensemble des acteurs opère avec « une grande image » en tête, s’engage dans le changement, recherche la prise de responsabilités et d’initiatives, et pour cela utilise pleinement la créativité individuelle et collective.
Dans un tel contexte, le facilitateur créé les conditions de la dynamique de groupe en gardant le cap sur l’intention recherchée. Il n’a pas d’attentes préalables sur les résultats que le groupe va proposer et mettre en place. En proposant des méthodes et processus en intelligence collective ajustés à la progression du groupe, en prenant soin d’anticiper la capacité de l’organisation à favoriser des espaces propices à l’émergence d’intelligence collective, le facilitateur est le gardien du cadre.
L’intelligence collective met en oeuvre des dynamiques de groupe fortes
Dès que plusieurs personnes se mettent ensemble pour réaliser une tâche, le groupe ainsi formé devient une entité à part entière distincte des individus qui le compose. Ses réactions sont spécifiques, cohérentes avec la logique propre du groupe, souvent de forte amplitude. Ses membres vont lutter, résister ou au contraire se laisser porter par cette dynamique.
La posture de facilitateur nécessite d’intégrer les principes de dynamique de groupe tout en observant les caractéristiques du système dans lequel le groupe évolue. Comment un groupe se forme, évolue dans le temps, se dissout, s’enflamme ou au contraire se paralyse, afin de pouvoir comprendre et anticiper ces réactions, les accueillir et aider le groupe à progresser dans la direction souhaitée? Quels sont dans le système les jeux de pouvoir, la typologie d’organisation, le modèle de gouvernance et de style de management qui vont peut-être freiner cette dynamique, voir l’annihiler, ou au contraire l’accélérer? Une vigilance constante au service de la progression du groupe s’impose.
Le plus souvent, le groupe est déjà formé et connaît très bien sa tâche, il va vouloir passer très vite à l’action, sans avoir besoin de prendre le temps d’intégrer de nouveaux éléments, informations ou personnes. Il va s’irriter de ce qui semble le freiner, vouloir aller droit à l’essentiel et le risque est qu’il reproduise les mêmes schémas de comportements et de fonctionnement que par le passé. L’amener à se transformer va nécessiter d’introduire de la rupture créative dans les manières d’inter-agir et de travailler ensemble, ce qui va générer de l’inconfort pour le groupe mais également pour le système. Le facilitateur peut alors être interrogé, interpellé, bousculé. Un groupe qui ne se connaît pas aura au contraire besoin d’un temps où chacun trouve sa place, sa voix, se perçoit membre du groupe à part entière pour apporter sa pierre à l’édifice. Le groupe définit ainsi ses contours. Le facilitateur qui connaît ce besoin sait que le temps pris en phase initiale permettra d’aller plus vite ensuite. C’est aussi le temps nécessaire pour créer le cadre de confiance.
Ainsi une bonne compréhension de la dynamique des groupes ainsi qu’une bonne perception des enjeux systémiques permettront au facilitateur d’accompagner les dynamiques collaboratives avec la distance nécessaire.
L’intelligence collective se révèle dans la co-création
Peter Senge nous rappelle que tout projet nouveau, tout projet de changement nécessite de mobiliser l’imagination collective dans l’action pour aller vers de nouveaux possibles : “l’intelligence collective se construit dans l’action partagée” (*).
Comment mobiliser un collectif dans l’action partagée dans des environnements qui se caractérisent par l’incertitude et la complexité? Une pierre angulaire réside dans la clarification de l’intention individuelle et collective : à quoi suis-je appelée à contribuer? A quoi sommes-nous appelés à contribuer? Plus cette intention est forte, partagée, riche de sens et de potentialités, plus le groupe trouve matière à puiser dans son intelligence, ses intuitions et ressentis pour trouver des pistes créatives. Une autre pierre angulaire réside dans la conscience d’apprendre ensemble, de vivre un processus d’apprentissage où il n’y a pas de bonnes ou de fausses réponses mais de nombreuses réponses à de bonnes questions posées et résolues ensemble. Une troisième pierre réside dans la capacité collective à ralentir pour écouter, observer avec empathie ce qui se passe dans et autour de soi et dans son environnement, c’est à dire tout ce qui porte en germe les graines du futur.
Ces trois pierres permettent de construire un terreau favorable à ce que l’on pourrait appeler un champ collectif génératif, dans la mesure où il devient générateur de possibles. Le rôle du facilitateur est de créer puis de soutenir les conditions d’émergence de ce champ génératif : en amont, dès la phase de conception du processus d’accompagnement avec le groupe référent, puis durant les phases clés d’accompagnement en mode collaboratif. Cela requiert de sa part une approche holistique : être lui-même prêt à accueillir ce qui cherche à émerger, à ajuster en temps réel sa posture, ses méthodes et processus à l’intelligence du groupe en action.
Attendez-vous à être surpris…émergence !
L’accès au champ génératif d’intelligence collective se fait au travers du dialogue. Toutes les méthodes qui s’appuient sur l’intelligence du collectif en présence comme le Forum Ouvert ou le World Café, ont une manière spécifique d’organiser le dialogue à partir de quelques principes clés ou les induisent : la suspension du jugement, l’écoute active et empathique, l’authenticité, la bienveillance, l’égalité de dignité de parole, l’ouverture aux autres et à leurs idées avec la contrepartie d’accepter de lâcher ses propres peurs et certitudes.
A partir du moment où ces principes sont respectés et appliqués par toutes les personnes présentes dans un même lieu et pour un temps donné, alors sont rassemblées les conditions de l’émergence. Emergence signifie deux choses :
• quelque chose de nouveau, de différent va naître, va émerger de ce collectif. Ce quelque chose porte une dimension imprévisible, et pourtant, dès qu’il apparait, il est reconnu par tous comme une évidence : c’est la graine porteuse du futur.
• en effet, même s’il n’était pas prévisible, il était déjà tissé dans les racines profondes du groupe : il était, en quelque sorte, dans l’ADN de ce groupe.
Ce qui émerge, est donc à la fois autre et propre au groupe. Très souvent les membres du groupe sont eux-mêmes surpris. Ils ne se pensaient pas porteurs de cela. Ils ne se pensaient pas capable de cela : c’est l’effet waouh !
Faciliter l’accompagnement des équipes en intelligence collective est un champ d’intervention nouveau en France. Il est déjà à l’œuvre de manière diffuse dans les pays anglo-saxons depuis plus d’une dizaine d’années et dans certains pays du nord de l’Europe. Il répond à un besoin de plus en plus grand d’associer les parties prenantes à la co-construction de sens et d’innovation dans une période de profondes mutations. Ce type d’accompagnement requiert une autre posture et d’autres méthodes d’accompagnement. Le facilitateur, par sa qualité de présence, d’écoute et d’attention facilite le fait de cheminer ensemble au service du projet collectif.
(*)Peter Senge : « L’intelligence collective se construit dans l’action partagée. »
PASCALE-MARIE DESCHAMPS , ENJEUX LES ECHOS , 30 mai 2014