J’étais en train de réfléchir à la formulation de la raison d’être de ma société, l’expression « changement de paradigme » revenait sans cesse. Cette expression est très utilisée dans les cercles que je fréquente, influencés par la pensée anglo-saxonne. Le changement de paradigme dans le monde des affaires aussi bien qu’en économie parait une évidence. Tout le monde comprend. Vraiment ? Car le mot paradigme n’est pas commun, et si je devais l’expliquer à un enfant de 7 ans, je ne suis pas certaine de savoir le faire.
Alors j’ai commencé à chercher, pour aller au delà des idées reçues et trouver une formulation qui me convienne mieux.
Paradigme, le mot vient du grec paradeïgma « modèle » ou « exemple ». Qui lui-même vient de paradeiknunaï qui signifie « montrer », « comparer », construit à son tour sur deiknumi désigner. Toute cette chaine de signifiants me mène donc à ce que nous, êtres humains, désignons comme modèle en référence à d’autres. Wikipedia parle de modèle cohérent de vision du monde avec toute sa chaine de représentations.
Et le changement de paradigme alors ? Signifie-t-il qu’on change de vision du monde ?
Wikipedia est sans appel : l’expression est qualifiée de New Age. En français courant, la qualification de New Age signifie que « ceux qui savent », c’est à dire la pensée majoritaire dans les milieux académiques, soit précisément ceux qui défissent le paradigme actuel, considèrent qu’il s’agit de n’importe quoi, d’élucubrations néo-spirito-foutaises. La faute à Thomas Kuhn,philosophe et sociologue des sciences sociales, qui, en 1962 a défini le paradigme comme ce que l’ensemble d’une communauté de scientifiques partage à un moment donné. Ce paradigme d’abord considéré comme unique finit par voler en éclat comme le paradigme newtonien de l’espace et du temps lorsqu’Einstein introduit celui de l’espace-temps. Kuhn l’oppose aux sciences humaines où chacun se trouve confronté à une infinité de solutions pour chaque problème et doit donc se déterminer lui-même. On ne peut donc pas parler de paradigme en sciences sociales ! Voilà qui explique le mépris du Wikipedia de 2014, mon expérience personnelle de l’outil m’ayant montré que la pensée que je qualifie de « rationnelle-analytique » y est largement dominante dans les articles en français.
En ce qui concerne les sciences de l’homme, c’est vers Michel Foucault qu’il faut se tourner. Foucault parle d’épistémè, de ces conditions du discours qui changent au cours du temps et qui parfois conduisent à la rupture par le biais d’émergences, de mutations. Voilà qui me parle. L’épistémè d’une époque renvoie à une façon de penser, de parler, de se représenter le monde. Il définit ainsi chez nous en Occident trois épistémès : celle de la Renaissance ou domine la ressemblance et la similitude, l’épistémè classique, ou domine la représentation, l’ordre, l’identité et la différence, et enfin l’épistémè moderne où l’on s’intéresse à la vie, au travail, au langage.
Nous évoluons à partir de la seconde moitié du XXème siècle vers l’épistémè de l’hypermodernité. Les principes de modernité, – émancipation, usage de la raison, orientation vers l’avenir, pratique du contrat, de la convention et du consentement, sont non seulement conservés mais surtout hypertrophiés. Cette hypertrophie nous mène au constat d’échec de la modernité : « l’atteinte grave voire irrémédiable à la nature, de à ses ressources et de à sa biodiversité, négation de la connaissance subtile de l’intériorité de l’homme, la , ruptures des apprentissages sociaux par la désagrégation des rites et des liens, dans une accélération générale des rythmes individuels et collectifs » (Wikipédia). Pour les psychanalystes, c’est l’altérité elle-même qui devient insupportable pour la société, abandonnée au profit de l’autonomie et de l’indépendance. Tout ce qui incarne l’altérité véritable est attaqué ou dénié : l’autorité, la hiérarchie, le sacré, le corps, le temps, le désir, la finitude, la présence, la différence. Sans acceptation de l’altérité, comment devenir humain ?
Finalement en France c’est Edgar Morin qui a le plus parlé de paradigme. Pour Morin, « un paradigme est un type de relation logique (inclusion, conjonction, disjonction, exclusion) entre un certain nombre de notions ou catégories maîtresses ». Un paradigme privilégie certaines relations logiques au détriment d’autres : ainsi il contrôle la logique d’un discours.[1]Nous sommes ici également dans le discours, non pas dans ses conditions mais dans ses relations. Morin parle même de paradigmatologie ! C’est à dire du « niveau qui contrôle tous les discours et qui oblige les discours à obéir », soit chez nous occidentaux, celui formulé par Descartes, celui de la séparation -disjonction plus exactement- entre l’esprit et la matière, donc entre la philosophie et la science.
Car la caractéristique de notre monde est la complexité. « La complexité n’est pas un refus de la simplicité, mais une ouverture sur l’inconcevable », dit Nicolas Rouillot en parlant de la pensée de Morin sur la complexité. En fait, la complexité entre en jeu lorsque se produisent de nombreuses interactions entre les différentes parties, et que le tout apparait comme ayant une vie propre, distincte de celle de ses composants. Ce tout s ‘adapte, évolue en réponse aux changements de son environnement parfois de manière très brusque. Un crash boursier par exemple. Certaines tendances semblent se renforcer mutuellement , formant des boucles de rétroactions positives , quand tout à coup une évolution divergente apparait . Tout semble alors chaotique, rythmé seulement par un attracteur étrange, jusqu’au point de bascule ou de rupture où le comportement du système change alors à nouveau radicalement. Ce type de système est caractérisé par son absence de prédictibilité, et par le fait que le tout est supérieur à la somme de ses composants. C’est le fameux « 1+1 =3 » . Ainsi une ville constitue un système qui va au-delà de la simple juxtaposition d’ immeubles et de personnes. Notre corps est bien plus que la somme des cellules qui le composent. On parle de comportement émergent, et cette caractéristique s’applique à notre économie, nos marchés financiers, nos villes, nos entreprises , notre système de santé, Internet, la ou plutôt les galaxies, la psyché humaine. Nos technologies nous permettent aujourd’hui d’en prendre la mesure. A condition de savoir quoi mesurer.
Ainsi le paradigme de la complexité est une invitation à ne se laisser fasciner ni par le système ou la totalité, ni par le chaos ou le particulier, mais à concevoir « la tragédie de la pensée condamnée à affronter des contradictions sans jamais pouvoir les liquider » (Morin p. 128 cité par Rouillot).
Nous en sommes donc là, dans une hypermodernité en échec pour avoir nié les interactions des systèmes vivants dont nous faisons partie, un monde en mutation qui ne supporte plus l’altérité, où la seule façon de prendre soin de notre futur consiste à surfer sur la vague que nous ne pouvons contrôler. C’est à dire précisément à repérer les rythmes, les attracteurs étranges, favoriser les émergences, cultiver l’altérité, accueillir la complexité, apprendre la résilience.
Accompagner les turbulences et les transitions de notre monde en mutation.
[1] Introduction à la pensée complexe p 147, cité dans l’article de Nicolas Rouillot