Penser la co-création dans les entreprises du 3ème millénaire

 

Interview de Michel Saloff-Coste

Saloff-Coste Michel

Michel Saloff-Coste

 

Interviewer quelqu’un[1] qui vit dans le futur n’est pas chose aisée. Il profite de chaque minute, chaque instant pour faire passer une idée, vous bouscule, vous invite à aller plus vite, très vite, ici, maintenant, sur un coin de table, quelques minutes suffisent. Demain c’est tout de suite. Demain est déjà là. C’est le sentiment que j’ai eu en discutant avec Michel Saloff-Coste. Sa vision du futur s’enroule en spirale autour de sa pensée. Je ne suis pas étonnée de son appétence pour l’auto-organisation, caractéristique pour moi d’un chaos fécond, créateur, et découvre avec intérêt sa vision de la co-création et ses parallèles avec le monde de l’Art dans la perspective de notre troisième millénaire récemment entamé.

En effet, il y a urgence. Le troisième millénaire est là, porteur de bouleversements majeurs. Car nous sommes en train de passer de l’ère industrielle à l’ère de création. Et chaque changement d’ère, me dit Michel Saloff-Coste, s’accompagne d’un changement de nature de civilisation. Dans cette civilisation qui s’esquisse déjà, c’est la création, l’

innovation qui vont être clés, et plus précisément  la co-création innovative. En effet, dans la société de services dans laquelle nous avançons chaque jour un peu plus, l’avantage concurrentiel nait de la capacité à innover. Ce qui implique non seulement des personnes créatives mais aussi la capacité  à co-créer. Car la survie du groupe dépend de sa capacité créative : face à un contexte qui évolue, le groupe répond et s’adapte.

Mais au fait qu’est-ce que la créativité ? C‘est la capacité à créer quelque chose de différent, me dit-il, quelque chose qui introduit de l’altérité. Un artiste est créatif quand il crée une différence.  Une vraie différence.

Paradoxalement, poursuit-il, la création n’existe pas, il n’y a que de la co- création : les gens créatifs aiment vivre au milieu d’autres gens créatifs car cela les stimulent. Ils créent des bandes autour de leurs créativités : les surréalistes en sont un bon exemple. Picasso passait la moitié de son temps à aller visiter d’autres artistes. C’est également la raison pour laquelle  les artistes se concentrent dans des lieux. Pour créer les entreprises du troisième millénaire  il s’agit d’imaginer des lieux de co-création. Je pense aux tiers-lieux. «La part de côtoiement avec d’autres est toujours importante même chez les gens qui apparemment créent tout seuls. Kandinsky, Einstein et Freud  alors encore inconnus, se connaissent pourtant entre eux et se fréquentent. On retrouve ça constamment ».

Ces pratiques de co-création se manifestent de plus en plus dans notre société et se répandent, poursuit-ils.  Je vois autour de moi l’engouement pour certains types de télé-réalité, comme The Voice, la Nouvelle Star, Top Chef, l’éclosion des incubateurs de start-ups, et la diffusion de mouvements de jeunes tels que Disco Soup et Make Sense qui, dans la joie d’être ensemble, influent sur la société. Eh oui,  car  ces pratiques amènent un autre niveau que celui où chaque créateur « fait sa sauce de son coté ». « En prime, comme pour le vélo, c’est plus sympathique d’en faire à plusieurs ! » Je traduis : la dimension sociale apporte une satisfaction supplémentaire, celle du partage.

Toutes les créations cependant ne se valent pas. Certaines marquent leurs temps plus que d’autres, effet de génie ou de magie ?

Personne n’est à l’avant garde de la création par l’effet du Saint Esprit, me dit-il tout à fait sérieusement. Se maintenir à l’avant-garde se travaille.  Le risque en effet est de faire de la création dans un référentiel déjà dépassé. Incorporer  les référentiels d’avant-garde demande d’avoir digéré tous les référentiels précédents, c’est à dire avoir digéré toute la culture de ton temps ! Rien que ça..

La difficulté actuelle réside dans l’inadaptation de notre système scolaire à ce nouveau monde: celui-ci nous apprend en effet plus à être virtuose qu’à créer de l’altérité. Or cela constitue une aberration, car notre technologie produit de la virtuosité de manière beaucoup plus efficace. Demain nous aurons des ordinateurs et des robots qui créeront et joueront à la manière de Mozart à la perfection. Ils seront virtuoses. Ce qui nous sauve, c’est que la logique digitale  n’est, à ce jour,  pas heuristique mais algorithmique.

Je comprends alors que la création n’est ni enseignée ni enseignable. En effet, me dit Michel, la dimension heuristique est un mystère, que seul l’esprit humain possède : notre capacité à créer du différent relève d’une  dimension spirituelle,  ce qui nous rapproche de Dieu. La création procède du divin. Nous créons de l’altérité à partir  du vide : c’est le mystère de la création d’un point d’origine. Après Picasso, l’Art n’a plus jamais été comme avant.

C’est là qu’intervient l’auto-organisation, car seulement  de l’auto-organisation peut émerger la création.

Quand des co-créateurs co-créent, comme dans le free-jazz,  même de petites choses, cela se sent : « quand tu es proche de lui, tu sens qu’un créateur modifie l’espace et le temps autour de lui. Tu n’es pas dans le même espace temps que le commun des mortels. Une œuvre d’art n’est pas un objet au milieu des objets mais un sujet : elle te fait voir le monde complètement différemment. Dans ce nouveau regard, il y a l’essence du monde ».

La science, sur laquelle est fondée l’ère industrielle, a à voir avec le monde binaire. La société industrielle a abouti à une chosification et une instrumentalisation des gens. L’émotion elle, a à voir avec la spiritualité, la capacité à créer du sens. La co-création a quelque chose à voir avec l’amour.

Le premier mystère consiste à être capable de faire émerger de l’altérité.

Le 2eme mystère c’est que l’altérité, par effet papillon, change l’ensemble du monde. Grâce à un créateur, même d’une petite création, le monde n’est  jamais plus comme avant.

Aujourd’hui pourtant, les jeunes vont avec raison vers des formes d’activité qui nécessitent des individus d’un nouveau type, très créatifs.

Avec eux, nous devons co-dessiner notre  planète.

Dans les 20 ans qui viennent les risques économiques, écologiques, sociaux sont tels que l’enjeu consiste à tout imaginer sur de nouvelles bases très rapidement pour éviter de disparaître.

Nous sommes  au pied du mur d’une transformation planétaire, nous vivons la fin de l’ère industrielle

Là il y a un véritable espoir d’intelligence : face aux enjeux actuels, l’humanité va-t-elle être capable  de dépasser les problèmes créés de part le fait de son intelligence ? L’intelligence du tout dérape alors qu’on a des experts de tout. Jamais l’humanité n’a eu à être globalement intelligente à long terme. Notre enjeu est un enjeu de création et d’intelligence collective car tout est à réinventer.


[1] Michel Saloff-Coste est prospectiviste (Ministère de la Recherche, Bossard Capgemini , In Principo), auteur de différents ouvrages, dont Le dirigeant du troisième millénaire, 2006. Co fondateur en France du Club de Budapest, et de de Design Me a Planet (DMAP),il est associé en charge du développement international pour le Copenhagen Institut for Future Studies. . Ancien élève de l’Ecole National Supérieur des Beaux Arts de Paris , il poursuit depuis 1970 une carrière artistique multimédias.

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